Les grandes collectivités doivent lancer des projets ambitieux et donner le cap vers la mobilité du futur. C’est la conviction de Thierry Cammal, Directeur général de Renault Software Labs et président du cluster Automotech, créé en 2012 par des industriels dans le but de structurer le tissu économique "automotive" en région Occitanie. Il porte donc un regard d'expert sur les enjeux de mobilité intelligente et durable ainsi que sur la place de l’écosystème régional.
Quels sont les défis auxquels fait face la filière automobile ?
Thierry Cammal : La crise du coronavirus est bien sûr un événement exceptionnel, qui frappe durement l'industrie automobile, aussi bien au niveau des ventes que de la production. Il faut donc avant tout se relever et rebondir. Mais plus globalement, notre filière doit réussir à adresser le grand enjeu que représente les nouvelles mobilités, sous toutes leurs formes, du train aux navettes autonomes en passant par les véhicules électriques et connectés. La mobilité est au cœur des enjeux de notre société, car c'est elle qui permet à chacun de se former, d’aller au travail ou de trouver un emploi, d’accéder aux services de soins, de culture et de loisirs. C’est également un facteur de cohésion sociale et d’équilibre territorial.
Comment justement adresser cet enjeu des nouvelles mobilités ?
En unissant nos forces et nos expertises. C'était justement l'objectif d'Automotech, créé en 2012 par les industriels dans le but de structurer le tissu économique "automotive" dans notre région. Il regroupe aujourd’hui 65 adhérents dont 48 industriels, représentatifs et experts de la mobilité terrestre intelligente. La mission, qui m’a été confiée par la région et par l'Etat, porte aujourd'hui sur la structuration de ce comité de filière Véhicule Autonome et Connecté en Occitanie. Un comité de pilotage stratégique a été constitué, autour du rapprochement de 3 associations - Mipirail, Grappe Automotive France & Automotech. L'objectif de ce regroupement : multiplier les passerelles et pousser des projets communs, afin de faire avancer, à Toulouse et en Occitanie, les mobilités du futur qu’elles soient terrestres, ferroviaires ou maritimes. Nous avons travaillé, réfléchi, et présenté il y a quelques mois nos préconisations, autour de cinq axes majeurs.
Lesquels ?
Premièrement, la création de ce "super cluster", qui regroupe les clusters automobiles existants et fédère tous les acteurs régionaux de la "mobilité intelligente et durable".
Ce Grand Cluster Régional des Mobilités comprendra de nombreux industriels (Continental, NXP, Actia, Eva, EasyMile, et aussi Orange, SNCF et Vinci...), des laboratoires de recherche et les forces vives des clusters existants. Se fédérer permet de mieux collaborer, de miser sur l'innovation, de proposer de nouveaux produits et services et permet aux entreprises d’accéder à de nouveaux marchés en France et à l’international.
Deuxième préconisation, anticiper l’évolution des besoins en compétences et formations. Nous sommes dans un monde qui évolue, où l'on ne parle plus uniquement de mécanique et d'automatique, il nous parait donc important d'adapter les cursus de formation.
Troisième axe fort, coordonner les actions de la filière sur les thématiques Innovation et R&D. Il s'agit de travailler sur des thèmes et projets fédérateurs, de renforcer notre capacité d’innovation et de mieux répondre, collectivement et efficacement, aux Appels à Projets régionaux, nationaux et européens.
Quatrième axe, valoriser l'attractivité de cette filière de la mobilité intelligente et durable. Le cluster jouera son rôle à plein, pour en faire la promotion dans des salons nationaux et internationaux. Cinquième et dernier axe, faire de l’Occitanie un terrain d'expérimentation reconnu.
Evoquer les nouvelles mobilités revient aussi à dessiner la Smart City ?
Bien sûr. La mobilité passe par les infrastructures, les citoyens, les territoires… L'évolution actuelle de la mobilité est aussi une évolution de l'usage : moins de possession, mais toujours autant de déplacements. La mobilité de demain s'articulera autour de trois éléments clés : les véhicules connectés ; les engins autonomes ou semi-autonomes ; et les véhicules électriques. D'où l'intérêt du "super cluster" que nous allons lancer. Il permet de s'appuyer sur un éventail de forces et d'expertises extrêmement large : des constructeurs automobiles, des spécialistes des systèmes électroniques embarqués ou des logiciels utiles pour la conduite automatisée. La région Occitanie a de réels atouts et savoir-faire, qui regroupent toute la chaîne de valeur pour adresser les enjeux de la mobilité. Capitalisons sur cet alignement entre besoins, usages, compétences en région et opportunités en termes de propositions aux usagers.
Pourquoi un tel cluster est selon vous la "bonne échelle" pour mener à bien ces projets ?
Les projets de mobilité ne sont et ne seront jamais uniquement des projets autour de l'automobile. Que l'on parle de voiture autonome ou de navette semi-autonome, c'est toute une chaine qui constituera les déplacements de demain. Il parait donc indispensable de fédérer tous ces acteurs, mutualiser toutes les solutions technologiques puis les adapter aux spécificités. L'objectif est de créer un environnement de confiance et des liens de proximité entre tous les acteurs de la mobilité (industriels, académiques, acteurs économiques et publiques). Se fédérer nous rend non seulement plus innovants mais aussi plus crédibles pour les appels à projets et à subventions au niveau européen. Notre objectif est donc de travailler cette année sur la structuration de ce modèle d'entité unique, pour le lancer début 2021, autour d'une vision transversale, qui lie l’automotive, le ferroviaire, la logistique et le maritime.
Vous regroupez nombre d'entreprises prestigieuses, parfois concurrentes… Comment réussir à collaborer ?
C'est notre plus beau challenge : réussir à travailler ensemble. Y compris avec des entreprises concurrentes qui se découvrent des complémentarités ! C'est extrêmement riche et encourageant. Prenons l'exemple du Groupe Renault : sur ces sujets innovants, nous sommes extrêmement bien placés, mais nous sommes aussi conscients qu'on ne peut pas tout faire tout seul. Cela fait sens pour nos entreprises de réussir à travailler davantage ensemble en s'appuyant sur des projets fédérateurs.
Par exemple ?
Nous avançons sur le projet Trapèze, qui consiste à faire circuler des véhicules "en cadence" sur la voie de droite, grâce à des services de conduite automatique et des smart grids (réseaux de distribution d'électricité intelligent). Ce "platooning" offre un flux de circulation plus important (plus de passagers par heure sur une voie) et réduit les embouteillages. Nous travaillons donc avec des opérateurs d'autoroutes, comme Vinci, pour adapter véhicules et infrastructures à ce projet. Et nous espérons lancer prochainement une expérimentation près de Toulouse…
Autre projet fédérateur, le futur "Operating System" (OS) de la voiture. Le monde de l'automobile est en ce sens proche du monde du smartphone : des OS peu ou prou standards, sur lequel chaque constructeur va ensuite développer ses propres logiciels et applicatifs. C'est cet OS que nous aimerions développer. C'est un projet à horizon 5-10 ans, et je suis conscient que nous plaçons la barre très haut, mais c'est aussi l'objectif. Et nous pourrons aussi chercher des expertises extérieures à la région, au cas par cas.
Le plus important : définir les concepts clés, faire des appels à projets, chercher des financements, structurer et fédérer les entreprises.
Quelle sera la place des véhicules dans les villes et territoires de demain ?
Je pense que le futur sera résolument multimodal. Le platooning est un bon exemple, puisqu'on mélange sur une même voie dédiée la voiture de tout-un-chacun avec des bus, des camions, etc. Plutôt que mettre la technologie dans la voiture, ce qui coûte cher, on met la techno dans l'infrastructure. Le lien avec les opérateurs privés et les collectivités est donc indispensable. Il faut d’ailleurs rappeler à quel point le rôle de ces dernières est primordial. Elles ne peuvent pas avoir davantage d'acteurs économiques dans leurs régions si elles ne génèrent et ne financent pas de nouvelles idées de mobilité. Les grandes collectivités doivent donc lancer des projets ambitieux et donner le cap vers la mobilité de demain.