Regards croisés d’Arnaud Cartigny, Vice-Président pour les activités Retail, Luxe et Lifescience et Jean-François Jarno, Vice-Président en charge des activités conseil pour le secteur Energie et Utilities.
On estime aujourd’hui que 20% des denrées alimentaires périssables sont jetées à l’issue des circuits de distribution traditionnels. Comment la grande distribution et la restauration collective agissent pour changer cette situation ?
Arnaud Cartigny : Le sujet de la démarque inconnue, nom généralement donnée dans la distribution pour les marchandises volées ou jetées, est une véritable problématique pour les enseignes alimentaires. Historiquement, le don aux associations était un des principaux débouchés pour diminuer ces pertes. Comme pour les particuliers, ce don permet en plus à l’entreprise d’obtenir une réduction fiscale, ce qui étant donné les montants en jeu n’est pas neutre. Mais depuis peu, on constate une accélération. La loi anti-gaspillage est venue renforcer l’encadrement des entreprises dans la réduction du gaspillage alimentaire (la cible est de diviser par deux le gaspillage entre 2015 et 2025), ce qui aura pour conséquence une meilleure gestion de la production et des stocks. Enfin, l’essor d’applications telles que Phenix ou Too Good to Go ajoute un nouveau canal d’écoulement de ces invendus, ajoutant une approche éco-responsable et solidaire dans le traitement de ces produits.
Jean-François Jarno : En France, ce sont plus de 10 millions de tonnes de denrées qui sont gaspillées chaque année soit un impact financier de 16 milliards d’euros€ et un équivalent Co2 de 3% ! La restauration collective n’est pas épargnée par ce problème. Ce sont en effet, chaque année, quelques 540 000 tonnes de denrées qui sont gaspillées pour ce secteur. A l’heure où la conscience collective grandit quant aux enjeux climatiques, la restauration collective doit elle aussi faire face à de nouvelles exigences. Comme l’évoque Arnaud, l’intensification de la lutte contre le gaspillage, qui s’inscrit dans le cadre plus global de la loi EGALIM[1] , favorisera le développement des dons alimentaires ainsi que l’usage des fameux « doggy bag ». Mais les acteurs de la restauration collective vont également devoir faire face à des règlementations beaucoup plus contraignantes telle que l’évolution de la TGAP[2](Taxe générale sur les activités polluantes) qui va être multipliée par trois d’ici 2030. Cela va nécessairement inciter les acteurs de la restauration collective à repenser leurs propositions de valeur pour réduire ce taux de déchets en amont (coûts de génération) et en aval (coûts de gestion).
Mais la partie post-distribution n’est pas le seul foyer de gaspillage. Les études montrent que 14% des marchandises sont jetées avant d’atteindre l’étal de distribution, c’est énorme…
Arnaud Cartigny : C’est vrai, le gaspillage en distribution est la partie émergée de l’iceberg, mais il y a tout autant de pertes en amont. Et là, les raisons sont multiples : mauvaise maitrise des outils de production, transport défaillant, chaine du froid non maitrisée, stockage déficient etc. Il y a énormément de raisons qui mis bout à bout provoquent autant de pertes que le post distribution. Et là, la loi anti-gaspillage va également apporter un cadre significatif. Les industriels et les distributeurs vont devoir s’adapter, mieux estimer la production nécessaire, adapter le transport. On peut alors imaginer que les solutions prédictives à base d’intelligence artificielle vont permettre des prévisions au plus juste, limitant alors les pertes. C’est ce volet-là qui reste un vrai gisement de réduction du gaspillage et des déchets, contrairement à la perte post distribution qui est plutôt bien gérée.
Jean-François Jarno : Arnaud a raison, les technologies digitales sont des leviers tangibles d’amélioration des prévisions. Je parlerais même de « prédiction » des besoins. Ce sera beaucoup plus précis car basé sur des modèles mathématiques alimentés par de plus en plus de données. Le numérique révolutionne tous les maillons de la chaine de valeur de la restauration, de l’approvisionnement jusqu’à la consommation, en passant par la transformation des denrées et la distribution des repas. D’autre part, au-delà d’une volonté d’un approvisionnement local, la crise sanitaire a mis à l’épreuve les modèles d’approvisionnement traditionnels. Ce qui a révélé l’urgence de les repenser en concevant des chaînes logistiques résilientes, améliorant la rapidité et l’agilité opérationnelle. Penser sa stratégie data et ses chaînes logistiques sera fondamental pour réduire ces foyers de gaspillage.
Au-delà du respect de la loi, quel intérêt pour les enseignes de distribution et de restauration collective ?
Arnaud Cartigny : La grande distribution en particulier a toujours eu une image sociale plus négative qui lui colle à la peau depuis longtemps : salaires faibles, plages horaires de travail, grosse production de CO2 et d’effet de serre (transport, frigo) etc. Mais ce secteur a maintenant envie d’améliorer cette image. Elle communiquait déjà sur les dons aux associations, mais elle peut aller beaucoup plus loin maintenant. Jean-François parlait tout à l’heure de la prise de conscience collective à laquelle nous assistons. Et c’est exactement ça ! Outre l’alignement avec la loi anti-gaspillage, la réduction de ces déchets impliquera moins de plastique, moins de CO2, une production mieux maitrisée etc. Bref ce secteur pourra donc contribuer à son niveau aux actions collectives d’éco-responsabilité et d’engagement citoyen.
Jean-François Jarno : Je ne peux m’empêcher de penser à ce film de Claude Zidi, « L’aile ou la cuisse ». Bien que datant de 1976, il est loin d’être démodé. Au contraire ! Ces 50 ou 60 dernières années ont été une course à l’industrialisation des chaines alimentaires car c’est ce que demandait la société ! Mais les aspirations sociales et sociétales changent et les consommateurs sollicitent aujourd’hui davantage les cycles courts. Les acteurs de la restauration collective devront interagir plus fortement avec les collectivités et l’ensemble des parties-prenantes pour favoriser l’économie circulaire. Nous passons d’un monde jacobin à un monde girondin où la restauration collective va peu à peu se détacher de l’image de « restauration industrielle ». Ceci nécessite de revisiter les propositions de valeur et l’architecture de valeur pour redéployer différemment les organisations et les processus. Mais ceci sera fondamental pour ces acteurs afin de répondre aux attentes des consommateurs, des employés et des actionnaires !
[1] La Loi EGALIM est la Loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable ; elle est issue des États généraux de l'alimentation (EGalim), engagement du Président de la République.
[2] La TGAP est due par les entreprises dont l'activité ou les produits sont considérés comme polluants : déchets, émissions polluantes, huiles, lessives, matériaux d'extraction, etc. Son montant et le taux applicable varient selon les catégories d'activité et de produit.