Comment dessiner la ville et les territoires de demain ? Comment accompagner l'action publique territoriale vers plus d'efficacité ? Comment guider décideurs et élus dans leurs prises de décisions ? Au-delà du concept même de "smart city", Gaspard Goigoux, Directeur en charge des collectivités chez CGI Business Consulting, invite à penser à l'échelle des territoires et à concevoir ces derniers afin qu’ils soient réellement intelligents, "plus durables et faciles à vivre pour les habitants".
Avant de développer la smart city, il faut selon vous commencer par bien la définir. C'est-à-dire ?
Cette définition est importante pour bien comprendre de quoi on parle, face à une triple imprécision. D'une part, on met le terme de "smart city" à toutes les sauces, car c'est un terme vendeur, très à la mode, mais on en fait du coup un concept " fourre-tout". D'autre part, et c'est paradoxal, la vision commune de la smart city est aujourd'hui assez restrictive, car elle couvre principalement trois axes : la sûreté publique, notamment à travers des programmes de vidéo-surveillance ; la mobilité et la gestion des flux de personnes (feux de circulation, transports connectés, capteurs de stationnement…) ; et la gestion des fluides, entre économies d'énergie et bâtiments intelligents. Mais de nombreuses composantes d’un territoire intelligent ne sont pas couvertes par ce triptyque. Enfin, c'est un sujet que l'on aborde beaucoup à travers l'outil, la solution technique. Alors qu'avant de penser à la technologie, il faut être au clair sur la finalité du projet "smart city". Pourquoi le mettre en place ? Quel est le bénéfice visé ? Quel projet politique et de territoire vient-il servir ?
Quelle définition proposez-vous ?
J'aimerais aider à dépasser les idées reçues et les définitions actuelles. "Smart", tout d'abord, est trop imprécis. Dès qu'on installe un capteur connecté, on appelle ça "un projet smart city", or, cela ne peut être suffisant. Un capteur connecté n'est pas forcément intelligent, et à l'inverse il peut y avoir beaucoup d'ingéniosité et d'intelligence dans un projet mené par une municipalité sans qu'il soit labellisé "smart city". Quant à "city"… Se cantonner à l'échelle de la ville ne me semble pas pertinent. Il faut plutôt penser à l'échelle d'un territoire, de la communauté de communes, de l'agglomération. Je propose donc une autre définition : "territoires futurs". Inventer ces territoires futurs peut passer par les axes sûreté, mobilité et gestion des fluides, mais doit aussi prendre en compte deux aspects primordiaux et trop souvent oubliés : la refonte de la relation entre l'usager et le service public ; et les conditions et la qualité de travail des agents publics.
Comment déployer les "territoires futurs" dans toutes ces dimensions ?
Commencer par savoir d'où l'on vient et où on souhaite aller. Cela passe par deux grandes questions pour les collectivités : où en sommes-nous ? Un audit de la situation donne des indications intéressantes – et permet très souvent de réaliser que des projets "smart" sont déjà en cours dans les services. Deuxième question : quel est notre objectif ? Que voulons-nous pour notre territoire ? La smart city devient un outil puissant quand il est conçu pour mettre en œuvre un projet de territoire, qui doit conditionner la démarche et les réalisations. Prenons un exemple : le projet de ma collectivité est de "favoriser l'accès aux structures d'accueil pour la petite enfance", dans le but d'attirer des jeunes actifs sur mon territoire. On peut alors commencer par centraliser les structures d'accueil et leurs informations dans un espace en ligne partagé ; proposer dans cet espace un formulaire pour gérer son compte et inscrire facilement ses enfants ; créer en parallèle des liens avec les entreprises du territoire, pour inciter les jeunes pousses à s'installer et les aider à mettre en place des crèches d'entreprise, etc. En résumé, commencer par identifier un axe majeur, qui doit améliorer la qualité de service et la relation à l’usager ; puis définir une feuille de route réaliste. Ensuite, penser à l’outil qui permettra de le réaliser. Et enfin, accompagner les agents et les métiers à l’évolution induite.
Comment procéder concrètement ?
La première étape, c'est de rencontrer toutes les directions de la collectivité et de s'intéresser aux réalisations récentes –pas uniquement innovantes – et aux projets futurs. Cela permet de dégager une "grille de maturité", en fonction de certains critères (impact d'un projet sur une ou plusieurs directions ; recours ou non à l'outil numérique ; incidence sur les usagers, gains estimés…). On constate souvent à ce moment-là que de nombreux projets sont développés en silos mais gagneraient à être portés de manière transverse. On peut ensuite définir une feuille de route incluant à la fois des projets de long-terme et des actions rapides, aux bénéfices immédiats.
Pourquoi l'amélioration des services doit-elle s'accompagner d'une refonte de la relation à l’usager ?
Les deux sont étroitement liées. Il me paraît impératif d'entendre et de prendre en compte les désirs et les attentes des citoyens, de plus en plus demandeurs d'un service public de proximité, accessible, efficace… L'enjeu, en fait, est de passer du "territoire intelligent" au "territoire durable", d'un point de vue écologique mais aussi social - comment créer du lien intergénérationnel, renforcer les relations entre les consommateurs et les entreprises, favoriser les pratiques sportives ? Un territoire intelligent doit avoir pour ambition de faire vivre du mieux possible tous les écosystèmes qui le composent.
Pas évident pour des collectivités déjà confrontées à des problèmes de financement, de compétences techniques, de gestion de la donnée…
Il est vrai que les collectivités font face à un contexte compliqué : baisse très importante de leurs moyens et revenus (et la crise actuelle risque de creuser ces difficultés) ; davantage de services à gérer ; complexité réglementaire ; attente accrue des populations, qui exigent dans les villes rurales la même richesse et la même qualité de service que dans les métropoles…
Cela s'apparente à une équation impossible. Comment la résoudre ?
Il y a toujours des solutions. Prenons la question du financement : des projets smart city bien menés sont normalement source d'économies. Récemment, nous avons accompagné une municipalité dans la gestion de ses animateurs en centres de loisirs. Cette ville ne savait pas précisément combien d'animateurs étaient mobilisés à un instant T, de combien d'enfants ils s’occupaient, avec quelle fréquentation dans chaque centre pour un jour donné… Nous avons donc rapidement déployé un outil pour répondre à ces questions. Cela a immédiatement permis de mieux répartir les animateurs et d'économiser plusieurs centaines de milliers d’euros tout en conduisant la ville à remplacer les contrats précaires des animateurs par des embauches pérennes. Résultat : des équipes plus stables, fidélisées, mieux formées, donc une meilleure qualité de service dans l’accompagnement des enfants. Et des économies pour la ville ! Les collectivités peuvent aussi aller chercher des financements européens, des budgets des fonds de transformation de l’action publique. Mais ce sont des dossiers complexes, et comme elles manquent souvent des compétences et de l'expérience nécessaires, elles peinent parfois à identifier ou à obtenir les aides auxquelles elles pourraient prétendre. Quant aux questions des compétences techniques et de la gestion de la donnée, la solution peut se trouver dans la mutualisation. On ne peut pas demander à 36.000 communes d'embaucher un data-analyst ! La solution est au niveau des intercommunalités - à elles de porter le sujet de la donnée.
D'où l'intérêt pour les collectivités de travailler avec des partenaires comme CGI ?
Clairement. Nous offrons une vision transverse, techno-agnostique, avec une expertise dans de nombreux domaines (gestion de la donnée, mobilité et solutions innovantes, gestion des énergies, financement…). Nous guidons les projets de bout en bout, y compris sur le volet d'accompagnement, managérial et organisationnel, indispensable pour embarquer les équipes, notamment le personnel sur le terrain. La smart city vient toucher aux métiers, au quotidien de travail - le préparer, l'accompagner et bien l'expliquer est primordial pour la réussite de tout projet. C'est aussi une de nos plus-values : nous parlons à l’ensemble des parties-prenantes, avec une vision extérieure et en faisant œuvre de pédagogie. Nous arrivons souvent dans des contextes parfois pesants, ou de défiance : restriction budgétaire, nouvelle réglementation, fermeture ou fusion de services… Mais tout l’enjeu est de partir de ces situations de contraintes pour les transformer en une vision et des projets positifs, qui suscitent l'adhésion des équipes. Cela passe par la co-construction des solutions et de leur déploiement. Ensuite, une fois la feuille de route et les moyens définis, mobiliser les bonnes expertises et sélectionner les technologies adaptées n'est pas (le plus) compliqué.
Comment impliquer les citoyens sur ce sujet des territoires futurs ?
C'est une vraie question car les outils numériques représentent à la fois un bon moyen de les intégrer (dans le cas par exemple des budgets participatifs) et un réel point d'attention, car le numérique peut aussi exclure des populations. Là aussi, des solutions existent. Vous voulez inscrire vos enfants à un centre de loisirs ? Aujourd'hui, il faut parfois aller au guichet de la mairie, remplir un dossier pour son enfant de 4 ans, un autre dossier pour son enfant de 9 ans - alors que les informations sont les mêmes que pour les inscriptions à l'école. Un simple portail numérique facilite la procédure… mais pas pour toutes les populations : il faut avoir accès à une connexion internet et un ordinateur, savoir s'en servir, avoir une bonne maitrise de la langue écrite. Mais si on garde ces points à l'esprit, on peut s'adapter. Le portail numérique permet de libérer des postes d'accueil et de traitement des dossiers, du coup on peut renforcer les équipes d'animateurs de quartier et les équiper de tablettes. Ces animateurs sont sur le terrain, connaissent les familles et leurs besoins et peuvent aller voir celles qui ont des enfants pour leur présenter les offres de loisirs et les aider à faire l'inscription en direct pour ceux qui en ont le plus besoin ! Résultat : on apporte le service public au plus près des usagers, tout le monde y gagne. Un territoire intelligent, c'est ça : une collectivité qui offre une meilleure qualité de vie, de meilleures conditions de travail, de meilleurs services, tout cela de manière plus écologique et plus durable.